“Préfiguration”
Deux traversées marquent cet ensemble de travaux : celle qui s’ouvre avec l’adoption de la peinture; celle qui s’ouvre avec l’adoption de la non-binarité. C’est dans les interstices ouverts par l’une et par l’autre que se glissent les tableaux. Cette exposition, ainsi, marque un clivage temporel entre ce que je vois —ce que vous voyez— et ce qui est montré, fait, peint, rendu visible. Mais ces verbes, faits, peints, rendu (et donné) ne sont-ils pas, déjà, des participes passés ? Voici une des façons de considérer l’exposition de Pauli Bertholon : un passé, comme on dit, « composé ».
L’actualisation de cette exposition est en effet opérée par deux pièces produites pour —ou avec— l’occasion. D’une part, une pile d’imprimés format A5, disposés au sol et disponibles. De l’autre, une sculpture en sucre, elle aussi placée au sol. Les deux construisent un regard ou peut être une tête entière, qui tournées vers le passé, pointent ce qui a manqué alors. Marcel Duchamp signalait vers 1912-15 que l’acte de peindre construisait un «retard» (« Employer ‘retard’ au lieu de tableau ou peinture… »). Mais ici, il s’agit plutôt de ce qui, dans les tableaux, n’était pas encore rencontré : un manque à être —manque à être qui se niche dans les peintures présentées. Ou dans ce qui se présente et qui n’est pas de la peinture.
Ainsi la sculpture en sucre : une pierre tombale. Le nom manque et elle ne porte qu’une seule date, de naissance. C’est celle qu’a adoptée Pauli, 2022, par un texte non-publié et donc, invisible. Cependant, l’autre « sculpture » n’est pas sans rapport avec ce monument funéraire qui dit le commencement et pas la fin —mais pourquoi considérer le temps sur un mode linéaire ? La pile de papiers imprimés opère plutôt, quant à elle, sur le mode du tombeau poétique : une forme écrite honorant la mémoire de proches disparu·es. Peut-être connaît-on sans savoir quelques vers du Tombeau d’Edgar Poe (1877) par Mallarmé; ou, après la mort d’Alex Cléo Roubaud (1952-83), ce texte Quelque chose noir par Jacques Roubaud.
Il fut écrit pour celle qui considérait la barre de transition qui sépare deux négatifs photographiques sur une pellicule comme un territoire dont on pouvait se saisir. Justement : ici sont collectées des photographies de personnes ayant existé, qui ont franchi cette barre de transition, cet « entre » qui est aussi un ailleurs donnant accès à un mode d’être au monde pulvérisant l’unité (car c’en est une) du binaire.
Accompagnant chaque photographie, une épitaphe : « Missing you so much ». En français, c’est toujours l’autre qui manque. En anglais, c’est moi qui manque de l’autre : « I miss you ». Pour Pauli, si ce sont des personnes qui manquent, c’est aussi le manque d’elleux qu’il désigne. D’abord, parce que l’histoire culturelle les a loupé·es, tout occupée par les « Grands hommes », avant d’intégrer des femmes dans le canon masculiniste, mais sans laisser une chance au trouble. C’est toujours la même chose. Tu me manques, parce que je t’ai manqué·e; ou plutôt, parce que j’ai été manqué·e de toi : dans ses études d’histoire de l’art, Pauli n’a pas entendu prononcer les prénoms et les noms écrits au verso de ces feuillets, ni dans ses conversations familiales. Dans le désordre défilent les nom : Octavia Butler ; Marlow Moss ; Claude Cahun ; Mireille Havet ; Ursula LeGuin ; Leslie Feinberg ; Stormé DeLarverie ; Rose Valland ; Pat Parker et les autres. Pour Pauli, l’identité ou la non-identité qu’iels ont ou n’ont pas préférée en leur temps importent moins, que ce manque qu’iels suscitent rétrospectivement. « Je ne pouvais pas me trouver moi-même dans l’histoire. Personne comme moi ne semblait avoir jamais existé. », écrit Leslie Feinberg. La multiplication de chaque personne compose une pile destinée aussi à partager et disséminer le manque.
La pierre tombale en sucre dit le commencement pas la fin mais peut être la fin est- elle un commencement? N’est-ce pas ce qui se passe avec les peintures exposées? Le chapitre qui les rassemble tourne autour d’une dépossession, plutôt qu’un questionnement, de la figuration : Pauli emploie fort à propos le terme de « préfiguration » pour désigner le statut des figures sous une forme jamais complète, terminée ou terminale. Par exemple : les tous petits tableaux de l’exposition.
Là demeurent, de façon spectrale, des reliefs de visages, pommettes, nez, parfois un œil, une bouche, un menton, entourées de béances : orbites ou gueule ouvertes. Ce sont des transpositions picturales de prothèses en cire, produites par des sculptrices pour les mutilés de la guerre de 1914-18. Anna Coleman Ladd (1878-1939) avait ouvert à Paris, en 1918, « ARC Portrait Studio » que rejoignit une autre sculptrice, Jane Poupelet (1874-1932). L’atelier œuvrait à la reconstruction faciale et psychique des « Gueules cassées », ces soldats revenus défigurés. Utilisant des photos d’avant-guerre, —littéralement des préfigurations— l’« atelier des masques » opérait à produire des prothèses plausibles, permettant grâce à un processus de fabrication complexe de recouvrir les parties de visages manquantes. Les porteurs de ces masques pouvaient ainsi concevoir de « passer » en société. D’être reconnus comme humains. L’enjeu du masque dans la construction d’un espace psychique, le visage comme prothèse et l’art comme « passing » (cette capacité à rendre vraisemblable qu’on est qui on n’est pas) composent ainsi cette « préfiguration » dont Pauli parle. Aux visages, il a adjoint une main radiographiée, retournée, doigts étirés, allongés, déformés.
Au cinéma, le fondu au noir était le signe d’une transition temporelle. De petit comme de grand format, les tableaux commencent toujours à partir d’une couche d’obscurité. La toile est préparée par une couche de gesso noir ou bleu indigo (un pigment fabriqué par un seul artisan français, souligne Pauli). A partir de là, le fond va appeler la lumière, (se) chercher un corps. Rapidement : « Avec la préparation que j’utilise, je joue avec ma réserve, je n’ai droit à aucun repentir. Le corps, c’est l’urgence », dit Pauli. De sorte que ce corps aux jambes pliées, dont les bras posent jusqu’à terre une tête-masque, n’est pas conçu après ni pour les lignes d’espace qui l’encadrent comme une boîte ou un container. C’est ce corps, sa posture, ses plis, son inconfort, qui définissent les tracés structurant son espace (5h17). Le corps « trace » à toute vitesse. « Une autre supposition enfin, c’est que rien désormais ne lui est semblable ».
La peinture, dans sa matière même, met donc les corps en état d’urgence. Pauli fait signe à Francis Bacon : « Ce qui m’intéresse chez Bacon dit-il, c’est le processus de défiguration » C’est-à-dire, ce travail de mise sous pression de la forme par des aplats de couleur, qui la déforment ; cette condition des corps qui apparaissent en disparaissant, compressés, essorés, pressés sous l’effet de forces invisibles…
Laissant une forme fluide, ruban, végétal, fascia, nerf sans pesanteur, qui, « émancipée du corps, se sent seule et ne sait pas comment tenir debout », selon Pauli (Open End). Poussée à fuir, à s’évacuer, à vider les lieux, la figure s’arrache de tout aboutissement formel stable. Elle se dé-figure.
Le travail pictural de Pauli Bertholon impose une réflexion sur la distance. Ainsi, ce somptueux tableau au fond découpé en un triptyque, où deux oiseaux, l’un étendu et l’autre debout, apparaissent au sein d’une couche crépusculaire, cotonneuse et flamboyante de vermillon (This is now). D’où regarder ? Rothko revendiquait qu’on se rapproche à 45 cm de ses (grands) tableaux, de façon à ce qu’on soit poussé contre la peinture et qu’on apprécie le trouble et le vacillement des limites nuageuses et incertaines de chaque chose colorée. Pauli demande souvent une approche à distance, reculant les peintures pour que leur appréhension soit différée (« Employer retard… » etc.). Nous voulons toujours voir plus, savoir plus, en savoir plus. L’hyper-visibilité, comme si elle allait de soi, des expositions est ainsi quelque chose à laquelle il se confronte. De la même façon, Pauli est très attentif à la façon dont la lumière et l’ombre tombent sur les peintures, que les fonds brillent et les corps apparaissent mats.
Un morceau de visage, une tête et un corps sans, un flottement … Ici tout ce qui s’ajoute pour faire la peinture — pour la construire —doit composer avec le creux, le manque qui ne se retirent ni ne se retranchent. Le manque, ici, joue non seulement comme moteur du désir, dans cette circularité presque mécanique que propose l’appareil psychique, mais aussi comme concept de temps qui fraye avec plusieurs lignes, plusieurs formes de temporalités discordantes. «L’important, c’est l’effort pour briser l’ordre normal du temps.», dit Jacques Rancière. C’est cela, à mon sens, qui donne la texture sensible de l’exposition et la mêle aux traversées évoquées plus haut. Toutes deux « très personnelles », elles vibrent avec l’« exposition personnelle » de Pauli Bertholon, la première résonnant en son nom.
Elisabeth Lebovici